Du coup, t'as trouvé ça plus dur ou moins dur à la diagonale ?
Plus dur ? Plus dur. Oui. Bah, plus dur parce que même si on était mieux préparés...
Enfin, disons que l'ultramarine, ça a duré un jour et une nuit.
Et un bout de nuit, ouais. Un jour et jusqu'à 4 heures du mat,
quoi. La diag, ça a duré trois jours d'affilée, trois nuits d'affilée.
On mangeait par terre, c'était dégueulasse. On était pas mal préparés,
mais justement, j'ai l'impression qu'on a été dans les mêmes galères que l'ultramarin,
alors qu'on était beaucoup mieux préparés. On était préparés,
mais on ne pouvait pas imaginer ce que ça allait être.
Ça, c'est ma fille qui résume l'ambiance de la diag de l'année dernière.
Et même si ça n'a pas été que ça, évidemment, ce qu'elle raconte est assez représentatif.
La Diagonale des Autres, épisode 4 Rappel des épisodes précédents pour ceux qui n'ont rien compris
à cette intro. Je documente mon aventure familiale autour de la diagonale des fous,
aka la diag, comme l'appelle ma fille, et les initiés d'où nous faisons désormais partie,
dont vous faites désormais partie. Dans le dernier épisode,
j'ai commencé à vous raconter ce que nous avons vécu lors de la course de l'année dernière,
à laquelle mon chéri Loïc et son frère participaient.
Si vous ne l'avez pas écouté, écoutez-le, parce que sinon vous n'allez rien capter à ce que je vais
vous raconter maintenant. Je reprends mon récit chronologiquement à Iles-Savanna,
parce que c'est là que tout a basculé. Il est savannah,
vous vous souvenez ? C'est le ravitaillement de nuit où,
après avoir galéré pour l'atteindre, ma belle-sœur Anne-Valérie,
ma nièce Solène, ma fille Maë, mon fils Ange et moi,
on s'est retrouvés en mode chill sous les étoiles.
Bon, je dis ça, mais en dehors des conditions d'attente finalement pas si désagréables,
il y a quand même eu un moment où on a commencé à trouver le temps long.
Étrangement long, je veux dire. Nos coureurs mettaient beaucoup trop de temps à arriver,
et ce n'était pas normal. En plus, parce qu'il faisait nuit,
on avait peur de les rater. Mais on ne les a pas ratés.
et quand on les a enfin identifiés parmi toutes les silhouettes fantomatiques qui défilaient et n'étaient repérables que
parce qu'elles étaient chacune coiffues d'une petite lumière sautillante,
Loic et Yann étaient toujours ensemble. Ouf ! Simplement,
quand on les a vus, on ne les a plus vus. Enfin,
je veux dire par là qu'ils sont repartis quasiment aussitôt.
Ils étaient épuisés, mais le stress prenait le pas sur la fatigue parce qu'ils étaient en retard par rapport à leur planning
et sérieusement énervés contre l'organisation qui leur avait fait perdre du temps du fait de détours hasardeux et d'une validation
compliquée au ravitaillement officiel. Résultat,
il craignait de ne pas être dans les temps au prochain cut.
Euh, assistant vocal sportif, c'est quoi un cut ?
Un cut, c'est une barrière horaire. Toutes les courses ont un cut final,
au-delà duquel, même si on a passé la ligne d'arrivée,
on n'est pas pour autant qualifié. Mais certaines courses comme la Diag ont aussi des cuts
intermédiaires. Ce qui veut dire qu'un coureur peut ne pas être autorisé à repartir d'une étape.
Autrement dit, ne pas être autorisé à finir sa course Et ça,
c'est vraiment les boules Et comme si ce stress de ne pas tenir le prochain cut ne suffisait pas Loïc et Yann avaient dû
passer un guet complètement casse-gueule Où un coureur sur deux finissait les pieds dans la rivière Moi j'ai un très mauvais
souvenir J'ai un très très mauvais souvenir Parce qu'en fait on est de l'autre côté de la rivière Je vois des mecs traverser
Je vois un mec qui a 4 pattes Qui vautre toutes les 5 minutes Et je me dis celui-là il est pas bien Et en fait il était
très bien C'est à dire que moi La vision que j'ai C'est horrible quand je réalise que c'est lui Et puis après c'est juste
que je voulais pas se vautrer Du coup il avait préféré se mettre à quatre pattes Mais pour moi Comme quoi on vit les choses
différemment Parce que quand je lui en reparle encore En lui disant que c'est l'image que j'ai moi Qui m'a un peu traumatisée
Il me dit mais non mais tu sais c'était vraiment pour me protéger Alors que moi je trouvais que Tu
vois En attendant, ils ont bien râlé quand même. Oui,
parce qu'autre détail important de ce genre de course,
il faut prévoir plusieurs paires de chaussures. Pas seulement parce qu'on se mouille et qu'on se
salit, mais parce que l'aridité du sol flingue tout bonnement les pompes.
Loïc, par exemple, avait embarqué trois paires de chaussures.
Bon, il n'en a utilisé que deux, mais... Pour en revenir à ce que je disais,
le temps que Loïc et Yann nous racontent tout ça et qu'ils boivent un coup,
moins de trois minutes, ils sont repartis aussi secs.
Enfin, mouillés. Alors, de notre côté, on a ravalé notre contrariété et remballé nos sandwiches.
Parce que si cette étape de ravitaillement façon pétard mouillé était cruelle pour nous,
elle l'était encore plus pour eux, qui pensaient pouvoir se faire chouchouter.
Faut pas oublier qu'à ce stade, ils avaient presque 50 heures de course dans les pattes.
Et ce qu'on n'a pas pu voir, puisque tout ça s'est passé trop vite et que,
je le rappelle, il faisait nuit, c'est qu'en plus d'être atteints moralement,
Loïc et Yann commençaient à être vraiment atteints physiquement.
Et qu'ils commençaient à être sérieusement confus.
Surtout Loïc. D'ailleurs, c'est entre cette étape et la suivante que tout a basculé.
Et que nous avons vécu ce que nous appelons, entre nous,
Bon, cet extrait est parfaitement raccord avec ce qu'on a vécu,
donc je vais le redire plus clairement. Nous avons traversé ce qui est désormais resté dans les annales familiales sous
le nom de la nuit de la grande confusion. On en rigole volontiers maintenant,
mais franchement sur le moment, on faisait pas les malins.
Je vous raconte. On est tous repartis d'Ile-et-Savanna,
Loïc et Yann à pied, nous en voiture, jusqu'à la possession.
Une étape au nom tristement prophétique. C'était le cinquième ravitaillement sur notre liste et nous avions prévu de nous
poser juste à côté du ravitaillement officiel installé dans une école.
On était globalement en vrac. Pas seulement avec des affaires en vrac,
dans des sacs en vrac, dans des voitures en vrac.
On avait aussi une solenne toujours en vrac du dos et nous tous en vrac tout court.
En manque de sommeil, de confort, de courage et surtout en manque de certitude sur les perspectives
de nos coureurs. Et on ne peut pas dire que ce trajet jusqu'à la possession nous a aidés.
On a lutté pour ne pas s'endormir au volant, lutté pour trouver le bon endroit,
Lutter pour se garer, ça a été l'enfer Quand on est enfin arrivé en ville Il devait être une heure ou deux heures du matin
On a tourné je ne sais pas combien de temps Pour finir par se garer dans un endroit improbable Et
illicite, en priant pour que les voitures 1. Ne soient pas enlevées 2.
Ne soient pas vandalisées 3. Tiennent dans la pente Et là,
on a de nouveau attendu Attendu, et encore attendu En dormant vaguement pour certains En se contentant de s'inquiéter pour
d'autres Oui, oui, oui, mais moi je me suis rendue Enfin,
si je n'avais pas eu ce laine, j'étais un petit peu mal Solène,
elle me dit que j'ai fait un petit écart, tu sais,
mais pour moi, c'était un petit écart de conduite normale.
De toute façon, même quand je ne dors pas, je peux faire des petits écarts.
Mais je me souviens d'avoir dormi, par contre, tu vois,
même le sol avec Solène, en attendant, tu sais, à la possession,
dans le petit enclos. Et toi, tu n'es pas venue.
Toi, tu as dormi dans ta voiture avec tes deux enfants.
J'étais persuadée qu'à ce moment-là, tu n'avais pas dormi.
Tu n'avais pas réussi à dormir. J'ai dormi une demi-heure.
Une demi-heure parce que le temps qu'on s'installe et tout.
Et puis parce qu'après, on a eu le coup de fil. Et puis j'ai reçu le fameux coup de fil de Loïc.
Le simple fait qu'il m'appelle, c'était pas normal.
Il avait une voix de zombie. C'était lui, mais pas lui.
Et il était totalement incohérent. Mais de ce que j'ai réussi à comprendre,
il était perdu. Et en plus, il était seul. Je vous l'ai dit plusieurs fois,
il était primordial pour Loïc et Yann de rester ensemble.
Il ne s'était pas lâché d'une semelle de toute la course.
Et cet appel était forcément alarmant. D'autant plus alarmant que le téléphone de Yann sonnait dans
le vide. Bon, en fait, Yann n'avait tout simplement plus de batterie dans son téléphone,
mais à ce moment-là, on ne le savait pas. Et si Yann ne répondait pas que Loïc était perdu dans la jungle et perdu dans
sa tête, c'était forcément qu'il était arrivé quelque chose à Yann.
Donc, gros coup de panique du côté Anne-Valérie et Solène.
Je pense qu'on a un peu overreacted, non ? Tu parles de qui ?
De moi. Ok. Mais non, mais j'ai commencé à faire une crise devant des gens que je ne connaissais
pas, à dire que ma vie était foutue, etc. C'était peut-être un petit peu extrême.
Mais je pense qu'on n'avait pas dormi depuis trois jours et qu'il y avait aussi de la fatigue.
Oui, enfin, si vraiment ils étaient dans le décor,
je pense que nos vies auraient changé quand même.
Oui, mais est-ce qu'il y avait vraiment des raisons qu'ils soient dans le décor ?
La panique est arrivée très vite, mais on a repris les esprits.
N'empêche que quand Loïc nous a appelés... Oui, c'était un conflit pour quand même.
De mon côté, j'ai beaucoup de défauts, mais aussi beaucoup de sang-froid.
Donc j'ai dit halte-là à la panique pour organiser l'action.
On n'a pas pris le temps de prévenir Angers-Mahé,
qui était installé un peu plus loin. On aurait peut-être dû,
mais le fait est qu'on ne l'a pas fait. Et on est partis,
Anne-Valérie, Solène, tant bien que mal, et moi,
à la recherche de Yann et Loïc. On a pris en sens inverse le chemin par lequel les coureurs arrivaient au compte-gouttes et
on s'est mis à grimper dans la nuit à flanc de montagne et à l'iPhone,
puisqu'on n'avait toujours pas de frontal. On est très vite tombés sur Yann.
Moi, ça m'a paru loin, quand même. Oui, mais en réalité,
si tu te souviens bien... On a couru 30 minutes,
quand même, avant de le retrouver. En une minute où tu ne sais pas si la personne est en vie ou
morte, franchement, 30 minutes, c'est bon. Oui, c'est interminable.
Ça nous a paru une éternité, mais énorme soulagement quand même.
Yann était sain et sauf. En revanche, il ne savait pas où était Loïc.
On a sciemment menti à Yann pour qu'il continue à courir,
en lui disant que Loïc devait sûrement être devant alors qu'on savait pertinemment que ce n'était
pas le cas, sans quoi on l'aurait croisé. Et là, on lui a menti,
si tu te souviens bien. Oui. Je crois que... Non,
mais il doit être devant. Je me souviens de ça. Est-ce qu'il ne voulait pas continuer sinon ?
Il voulait retourner le chercher ? Et tandis que Solène et Anne-Valérie coachaient Yann dans la
descente jusqu'au Ravito, je continuais à remonter la nuit noire de la montagne et de mes pensées en créant Loïc de toutes
mes forces. Encore aujourd'hui, je ne sais pas très bien comment j'ai réussi à faire ça.
Courir en montée non-stop et à l'aveugle tout en hurlant.
Mais je l'ai fait. Je ne sentais plus rien de toute façon,
ni mon corps, ni mes émotions. J'étais focalisée sur une chose.
Il fallait que je sauve Loïc. Et de toute façon,
j'allais sauver Loïc. Il n'y avait pas d'autre option.
De ce que j'avais compris, Loïc n'était plus sur la route.
Ne voyait plus de lumière, ne savait plus s'orienter.
Mais où était-il ? Peut-être simplement sur le bas-côté,
mais peut-être pas. Il s'était peut-être enfoncé dans la forêt,
ou pire, abîmé dans un ravin. Désorienté comme il avait l'air de l'être,
tout était possible. Et bien entendu, j'essayais de ne pas envisager le pire.
Mais bon, évidemment, pour vous, c'est facile. Au moment où je vous raconte tout ça,
vous savez que Loïc est vivant. Mais il faut quand même prendre la mesure de ce que nous avons
vécu. De ce que j'ai vécu, moi. Le temps d'une heure,
j'ai traversé un sas vertigineux à la sortie duquel ma vie aurait pu basculer.
J'ai mené une course contre la montre, contre ma fatigue,
contre mes nerfs, tout en me disant que j'étais peut-être en train de perdre la personne avec qui
je partage ma vie. « Je ne sais pas si vous avez déjà vécu ça,
mais je peux vous dire que c'est quelque chose. » Enfin bon,
j'ai fini par trouver Loïc, donc. Très à l'écart du chemin balisé,
assis dans un fourré, et le regard dans le vide. Au début,
j'ai cru qu'il ne pouvait pas bouger, mais en réalité,
il ne voulait pas bouger. Mais pourquoi continuer ?
À quoi bon ? De toute façon, rien de tout ça n'était réel,
sinon pourquoi ne voyait-il jamais le jour se lever ?
Et puis si on était vraiment à la réunion, il verrait la mer aussi.
De toute façon, rien de ce qui était autour de lui n'existait.
Pas même moi, sa femme. J'ai quand même fini par réussir à le bouger,
à force de le secouer et de lui ordonner les choses à faire.
Allez putain, lève-toi ! « Mais mets tes mains sur mes épaules !
Mets tes mains sur mes épaules ! Si, vas-y, tu bouges là !
Allez, marche, on y va ! » On est redescendus tout doucement,
« tipa tipa » comme on dit là-bas, et arrivés en bas de la montagne,
le reste de la famille a pris le relais, parce qu'il fallait que je bouge ma bagnole qui gênait,
bien sûr, timing parfait. Bref, ma fille m'en veut encore de ne pas l'avoir tenue au courant de ce
qui se passait. « J'aurais aimé aider, être au courant,
j'ai l'impression d'avoir rien fait en fait. Vous m'avez tous dit « ouais,
c'était l'horreur » et tout, mais moi vous ne m'avez pas prévenue,
donc je ne faisais rien. On m'a juste dit d'attendre.
J'ai attendu pendant deux heures et demie. Je faisais rien.
Mais tu comprends qu'au moment où c'est arrivé, d'abord,
on ne savait pas combien de temps ça allait durer.
Et il fallait être dans l'action tout de suite. Et tu peux entendre aussi que peut-être,
moi, j'étais en panique et je n'ai pas forcément pris les meilleures décisions au moment où je les
ai prises. Mais je ne te préserverai pas la prochaine fois,
je te promets. Je veux pas que tu te dises, ouais,
elle est en sucre, je vais la laisser sur le côté et tout,
j'ai pas envie qu'elle nous embête, mais en fait,
mon but, c'est de vous aider, donc c'est pas de vous embêter,
quoi. J'ai compris. Elle me pardonnera un jour, j'espère,
et en attendant, avec son frère, elle s'est bien occupée de son papa au ravitaillement de la
possession, étape officielle de ravitaillement avec,
comme toujours, vérification des temps de passage,
et où Loïc est arrivé seulement 5 toutes petites minutes avant le cut.
Yann était dévasté d'avoir perdu son frère. Il a eu le sentiment de l'abandonner.
Mais Anne-Valérie a réussi à le faire repartir en lui promettant qu'on ferait aussi repartir Loïc et qu'il finirait par
se rejoindre. Yann est reparti donc. En pleurant,
mais il est reparti.
Moi, je me souviens des pleurs de mon père à la fin.
Moi, c'était la première fois que je voyais mon père pleurer.
Et ça ne fait pas plaisir. Quant à Loïc, on l'a nourri,
hydraté, on l'a laissé dormir 7 minutes et on l'a fait repartir aussi.
aussi, après avoir équipé mon fils pour qu'il serve de lièvre à son père trop désorienté pour savoir ne serait-ce que dans
quel sens courir. Alors je sais que de l'extérieur ça peut paraître absurde d'avoir laissé Loïc
repartir, et rétrospectivement à moi aussi ça me paraît absurde.
Mais je vous jure que sur le moment, ça avait du sens.
Anne-Valérie et moi on se sentait investis d'une mission,
qui n'avait peut-être jamais été formulée comme telle par nos conjoints mais qui était induite,
et quoi qu'il en soit limpide pour nous. On était toutes les deux là pour les aider à aller au bout
de cette course. Et il aurait été impensable de de nous mettre en travers de leur volonté.
Impensable de se dire que nous pouvions être celles par qui le non-accomplissement de leur objectif
arriverait. On a donc tout fait pour qu'ils aillent au bout,
et même plus. C'est qu'en fait, il n'y a que eux qui peuvent savoir où ils en sont.
Il n'y a que eux qui peuvent savoir si... Je ne déciderai pas s'ils doivent arrêter ou pas.
Oui, mais là, quelque part, c'est nous qui avons décidé de le faire repartir.
Techniquement, Loïc, il nous a dit « je dors 20 minutes et je repars ».
Si on avait fait ça, il n'était pas dans le cut.
On a fait un calcul, on l'a réveillé au bout de 7 minutes.
Mais il n'était pas en mesure de comprendre. Il n'avait pas le cerveau allumé assez pour comprendre que s'il dormait tout
ce temps-là. Donc, si on l'avait laissé faire ce qu'il voulait,
on le laissait se saborder et on ne lui disait pas qu'il se sabordait.
Et on n'a pas eu ce cran-là. Et du coup, nous, on a mis en œuvre des conditions pour lui donner les
chances de continuer. On risque de le mettre en péril Ah oui c'est ça « On a toujours le même débat
avec ma belle-sœur, et on l'aura encore. Est-ce qu'on doit arrêter nos coureurs malgré eux,
ou bien les pousser malgré nous ? Mais bon, revenons-en à ce jour-là.
Enfin, cette nuit-là. Enfin, ce matin-là, puisqu'entre-temps,
le jour s'est élevé. Ange, qui était reparti avec son père,
m'appelait régulièrement parce que Loïc ne voulait pas avancer,
qu'il disait n'importe quoi, développant des délires parano et mélangeant ses hallucinations
grandissantes à la réalité. » « Il ne parlait pas trop,
mais ça, ça ne change pas d'habitude. et il regardait un peu bizarrement et en fait au bout d'un
moment il s'est arrêté, il n'en pouvait plus et moi je l'encourageais et au bout d'un moment il s'est arrêté et je me suis
rendu compte qu'il commençait à dire n'importe quoi comme excuses ni rien donc non mais c'est pas réel tout ça je reconnais
on n'est pas à la réunion là et il a commencé à partir dans un délire de matrice tout ça n'est qu'un programme j'existe pas,
les gens autour n'existent pas il est enfermé et il faut qu'il arrête la course parce que de toute façon c'est pas une vraie
course il n'y a pas d'arrivée, c'est une course infinie il n'y a pas d'arrivée tu m'as téléphoné un nombre de fois mais
incalculable bah oui parce que moi tout seul je pensais que j'étais faux donc forcément tout ce que je lui disais c'était n'importe
quoi du coup j'ai téléphoné un peu à tout le monde pour avoir plus de poids en fait on a été en parallèle d'une course d'une autre
course qui devait faire 10 km du coup on a croisé plein plein de coureurs et à chaque fois ils lui disaient bonjour vas-y tu
vas y arriver et au bout d'un moment ils nous ont dépassé parce que nous on était lent donc on s'est retrouvé sur le même
chemin où il y avait plein plein de monde mais il n'y avait plus personne donc on s'arrête et il me dit ah bah là il n'y a
plus personne et au moment où il dit ça il y a deux personnes qui arrivent dans un virage et là il fait ah bah comme par
hasard au moment où je dis qu'il n'y a plus personne il y a des gens qui arrivent et tout.
Donc, tout ça est calculé, quoi. Oui. Loïc a fini par s'allonger au sol et ne plus bouger.
Alors, je suis de nouveau partie à sa rencontre,
remontant une autre montagne, mais de jour, cette fois,
pleurant et hurlant, l'engueulant à distance pour qu'il se bouge.
Je marchais tout en criant en pleine nature. Cette fois-ci,
je n'avais plus peur. J'étais hors de moi, en colère contre Loïc,
en colère contre cette course. Cette histoire me rendait,
moi aussi, folle. Ce n'était juste pas pensable que Loïc s'arrête là,
après tout ce qu'il avait donné, après tout ce qu'on avait donné.
Et pourtant, il n'est jamais reparti. Pour lui, la diagonale s'est arrêtée là.
Yann, quant à lui, est allé au bout de la course.
Il les a fait les 175 km, et même plus. Sa montre affichait 190 km au moment de passer la ligne.
Mais il ne l'a pas franchie. Je le répète, parce qu'il y a de fortes chances pour que vous soyez passés à côté de ce que
je viens de dire,
tant ça peut paraître étrange, Yann n'a pas franchi la ligne d'arrivée.
Il n'a officiellement pas fini la course. Simplement parce que,
à chaque fois que je le raconte, j'ai la gorge qui se serre,
il ne pouvait pas la franchir sans son frère. En fait,
ça a été hyper frustrant. Alors déjà, je t'enverrai une fois une vidéo,
mais t'as la vidéo de l'arrivée, quand tu descends,
en fait, t'arrives vers le stade, et quand tu descends,
j'ai une vidéo où Yann s'avance, et je lui fais...
Je me souviens, je l'engueule même en lui disant « Mais Yann,
souris, tu l'as fini, là, t'es arrivé. » Et alors,
à ce moment-là, les gens autour de moi le regardent et comprennent pas,
et en fait, ils se mettent à chialer, tu vois. Mais chialer,
moi, je pensais que c'était de la fatigue, Mais en fait,
d'abord, c'est de la fatigue, évidemment, parce que tu surréagis quand c'est de la fatigue.
Mais en fait, il y avait un côté, mais complètement décalé,
si tu veux, avec cette arrivée. Puis à ce moment-là,
on ne savait pas ce que Loïc était... Enfin, tu vois,
c'était horrible. Non, mais je vais re-chialer, je vais re-chialer.
Mais non, mais en fait, du coup, déjà, Yann, je n'arrive pas à le porter au bout,
tu vois. Je n'arrive pas à le faire sourire. Il n'est jamais souri.
Et il y a des gens qui lui disent, Christophe, le frère de ma belle-sœur,
était sans surprise arrivé bien avant. Et on était tous très contents de sa victoire.
Perso, je lui suis très reconnaissante de sa pudeur aussi,
de ne pas avoir trop bombé le torse. Et avec sa femme Sophie,
il a été grand prince jusqu'au bout, puisqu'à peine quelques heures après son arrivée,
tous deux récupéraient mes enfants pour les emmener manger un steak frites et les coucher,
tandis que je filais tout droit aux urgences avec un Loïc détruit physiquement,
et surtout moralement, même s'il n'avait pas vraiment récupéré tous ses esprits.
Et je me souviens très, très bien que, du coup, on est arrivés au moment où vous étiez à
grand-champ. Je m'en souviendrai toujours. Il y a ton fils qui dormait sous un arbre.
Je m'en souviens toute ma vie. Et je me souviens,
tu sais quoi ? Ton fils, il avait tellement donné pour son père et Yann,
et il avait tellement fait les choses qu'il était sous un arbre en train de pioncer.
Et je pense que le quartier était un peu glauque,
là. T'es d'accord avec moi ? Ouais, on dormait à côté d'une poubelle en bordure de voie ferrée,
à côté d'un bidonville. Et là, je me souviens, je suis arrivé,
on s'est garé, et je dis à Sophie, mais le chien là,
il va lui pisser dessus, tu sais ? Il y avait un chien qui arrivait,
je me demandais si c'était des petits clébards, il y avait beaucoup de chiens un peu sauvages,
etc. Et j'avais peur que le chien, il pisse sur ton fiston,
tu vois. Diagnostic rassurant des urgentistes de l'hôpital,
Loïc souffrait simplement de sévère déshydratation.
Non pas qu'il n'ait pas bu pendant la course, mais pour une raison obscure,
encore en cours de résolution afin de ne pas réitérer la mésaventure,
il n'avait pas fixé l'hydratation. Loïc a reçu deux poches de sel minéraux en intraveineuse et puis
en est reparti. Après avoir bien sagement écouté les conseils et commentaires de l'équipe médicale qui se divisaient grosso
modo en deux camps, d'un côté celles et ceux qui plaignaient Loïc et le consolaient tant bien que
mal « Vous savez, ce que vous avez accompli, c'est déjà surhumain,
monsieur. » De l'autre, celles et ceux qui le réprimandaient avec sensiblement les mêmes arguments.
« Vous savez, ce que vous avez fait subir à votre corps,
c'est inhumain, monsieur. » Il faut dire aussi que Loïc était le énième coureur à atterrir aux
urgences pour les mêmes raisons, phénomène par ailleurs récurrent chaque année,
et que tout le monde en avait ras le stéthoscope.
Loïc écoutait les sermons, le regard dans le vide,
mais en réalité, il n'était pas encore vraiment revenu à lui.
Ce n'est qu'en sortant de l'hôpital qu'il a vraiment compris que c'était fini,
enfin qu'il n'avait pas fini, et qu'on a pu tous comprendre ce qui s'était vraiment passé.
Il l'a raconté à mes amis Élodie et Delphine dernièrement.
Moi j'étais dans un autre monde J'étais dans un autre monde Donc pendant 140 kilomètres Ou 160 kilomètres On était ensemble
Mais comment vous avez fait pour vous perdre ? La nuit non ?
C'était la nuit On avait des Des trucs qui ont merdé On avait des Des Frontales qui marchaient plus
vraiment. Et Yann il avait plus de batterie dans son téléphone.
Et donc à un moment on s'est perdu et on s'est perdu,
il pouvait pas m'appeler en fait. En fait il y en a un,
Loïc s'est arrêté pour faire un lacet ou je sais pas quoi et l'autre a pas vu.
Et comme Loïc était en train de... Alors Yann s'est arrêté et Loïc il était en train de perdre...
Conscience. Moi je suis quand même un C'est un peu vridier,
c'est clair, mais... Donc il était désorienté, en fait.
Du coup, tu te retrouves... C'est quoi, l'expérience ?
Tu te retrouves... T'es dans la nuit, t'as ta lampe frontale qui marche pas...
Là, t'en es à combien d'heures de... Là, t'es à plus de 24 heures ?
Ouh là ! Bah oui, t'es à 50 heures, ouais. Non, mais c'est ça que je voulais savoir.
T'es à 3e nuit sans dormir. Là, tu te dis quoi, quand t'es...
Tu te dis quoi, t'es tout seul ? Moi, mon esprit,
il a commencé à vridier, Et là, je dis, tout ce qui existe autour de moi,
ce n'est pas vrai. En fait, je suis dans une bulle,
quelque part, et je n'ai pas de jambes. Et en fait,
c'est juste un programme qui m'explique que je suis en train de courir.
Et donc, voilà. Donc, je m'arrête. Ce n'est pas la peine que je cours.
Ce n'est pas la peine que je cours. Et mon frangin devait être dix mètres devant.
10-15 mètres devant, ils ne me voient pas. Et puis,
ils ne pouvaient pas t'appeler, putain. Ils ne pouvaient pas m'appeler.
En fait, vous ne vous voyiez plus ni l'un ni l'autre.
Oui, ça a été le trauma. En fait, Yann, il ne savait pas.
Quand c'est arrivé, on devait être à 20 kilomètres.
Non, même plus, 30. 30 kilomètres. 30 kilomètres.
On n'était pas encore à la possession. Il y avait la possession jusqu'à Grande-Chaloupe.
Et Grande-Chaloupe, il y avait 14 kilomètres encore.
14 kilomètres. Il ne restait que 14 kilomètres. C'est rageant,
hein ? Ah, vous voyez, vous aussi, vous trouvez ça rageant.
En tout cas, vous ne pouvez pas savoir comme je me sens soulagée de vous avoir raconté tout ça.
Allez, je m'arrête là. La suite au prochain épisode.
À suivre. La Diagonale des Autres. Un documentaire pensé,
écrit et incarné par Laetitia Lantieri. Coproduit par Octopus Productions.
À la réalisation, Laetitia Lantieri À la co-réalisation et au son,
Alexandre Roussin Musique originale, Alexandre Roussin